A broken heart is all that's left
I'm still fixing all the cracks
Lost a couple of pieces when
I carried it, carried it, carried it home
I'm afraid of all I am
My mind feels like a foreign land
Silence ringing inside my head
Tout est pareil et en même temps, tout a changé.
Stella fait mine d'observer son reflet dans une vitrine mais ce qu'elle observe, en réalité, ce sont les passants, la vie qui continue, le quotidien qui aurait dû être le sien et qui n'est plus qu'une ombre voilée.
De sa jeunesse à Dupree, la fée de la Comète n'en garde plus qu'un souvenir amer, trouble. Elle a presque passé la moitié de son existence ici, mais ailleurs. Avant que Dupree ne se modernise vraiment, avant qu'elle ne devienne sa terre natale, sans pour autant qu'elle s'y sente chez elle. A croire que, quoi qu'elle fasse, Stella Kahnwald est vouée à rester en marge (par sa propre faute, elle le sait, même si elle ne l'admettra jamais), trop frivole, diront certains, trop chaotique et indomptable, diront d'autres. Elle, ce qu'elle voit, c'est qu'à chaque fois que sa vie aurait pu prendre une tournure plus apaisée, chaque fois qu'elle a cru s'être trouvée, il a fallu que sa nature féerique vienne tout faire basculer.
Comment est-elle censée s'adapter à ce nouvel environnement? La première fois qu'elle a disparu, elle s'est retrouvée à l'aube du deuxième quart de siècle précédent. Elle a dû tout apprendre, tout refaire. Cette fois, elle revient sur ses pas, sur ses traces, et elle sait que les rues sont peuplées d'obstacles, de risques de croiser un visage familier, un fantôme du passé — un lien avec son enfance, son adolescence. Elle aurait sans doute dû se manifester, annoncer aux siens qu'elle était de retour, inventer un mensonge pour expliquer son absence de deux décennies (après tout, les leurres, les inventions, l'imposture, ça la connait). A la place, elle s'est réfugiée à l'hôtel, s'y est cloîtrée, le temps de reprendre ses esprits, le temps de récupérer un rythme cardiaque normal — le temps de réaliser qu'elle a perdu son bébé, pour la seconde fois.
A la pensée de Grant, Stella sent le tremblement reprendre. Son corps réagit mal, non pas parce qu'elle a fait un bond magistral dans le temps mais parce qu'elle ignore tout de ce qui a pu arriver à son garçonnet. Est-il resté à Dupree? La famille de Graham l'a-t-elle pris sous son aile? Est-il devenu un digne descendant de cette lignée? Quel âge a-t-il, dans ce cas-là? Près de quatre-vingt ans. Son fils a sûrement l'âge d'être son grand-père et il a dû grandir avec l'idée qu'elle l'a abandonné.
Comme Bran.
Mais Bran, cela fait longtemps qu'elle l'a remisé dans un coin de sa mémoire.
Premier chagrin, première vraie fêlure dans son cœur de peste. Son corps a vécu le manque, comme si la distance et le temps avaient arraché un lien invisible, mais elle a fini par s'y faire, par vivre avec. Sans moyen de retour au présent (au futur?), elle ne savait pas combien de temps durerait son exil — mais elle ne s'imaginait tout de même pas qu'il allait durer vingt ans et répéter les mêmes erreurs, la pousser dans une même boucle infernale.
Un coup de klaxon la fait sursauter. Un conducteur impatient l'a ramenée à Dupree alors que son esprit vagabondait entre le passé et les regrets, entre l'impuissance et l'amertume, entre la peur grondante et la colère sourde. Stella ferme les yeux, secoue la tête, comme pour chasser un insecte bourdonnant, et serre les poings.
Qu'est-elle censée faire? Ici et maintenant? Elle est déracinée. Dupree n'est plus celle des années trente mais elle n'est pas non plus celle des années 80 ou 90. Des commerces ont fermé leurs portes pour laisser en éclore d'autres, des nouveaux venus ont gonflé les rangs de la population de la petite ville et les visages familiers ont sûrement pris des rides ou simplement disparus. Stella redoute autant le moment où elle croisera un lien avec son passé qu'elle meure d'envie de voir ceux qui ont peuplé sa jeunesse. Pas des amis, évidemment, Stella Kahnwald n'a jamais été douée pour se faire des amis. Mais sa famille? Ses tantes? Les membres de son Cluster? Merde, elle serait même heureuse de revoir les chipies qui la méprisaient lorsqu'elle venait assister aux matches de football.
Quant à Bran... Non, elle ne voulait pas songer à Bran. Il était un homme à présent. Il avait dû être élevé par son père, trop heureux de pouvoir déclarer qu'il l'avait bien dit, qu'elle n'était qu'une mère indigne, qu'elle n'aurait jamais pu s'occuper de leur fils. Bran qui est donc plus âgé qu'elle au moment de sa disparition.
Cette idée lui file la nausée et Stella sent une pression autour de son cœur, comme une main qui resserre lentement sa poigne, dans le seul but d'écraser le muscle en déroute. Tout à son mal invisible, elle recule, comme étourdie par une chaleur subite, et heurte quelqu'un.
S'ensuit une vacarme de tous les diables et une poussée de jurons.
Si elle voulait passer inaperçue, voilà qui est raté.
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