(libre) late at night you pour it out

(tw: alcool, ivresse)

Greyson était installé au comptoir, une (énième) bière posée devant lui, tandis que son regard errait, suivant les allées et venues de ses collègues affairés, quand il ne le relevait pas vers l'horloge accrochée au mur.
Entre ses doigts, il triturait le pendentif que Naseer lui avait offert, des années auparavant, et qui ne l'avait jamais quitté depuis, soigneusement attaché à une chaine en argent. Les minutes s'étiraient, défilaient à une allure d'escargot, comme pour le narguer. Il avait hâte et redoutait en même temps le moment où l'aiguille atteindrait son paroxysme, où les éclats de rire et de voix exploseraient autour de lui; où les lèvres se scelleraient, les bras s'enserreraient, les joyeuses salutations s'entrechoqueraient.
Bonne année! Bonne santé! Meilleurs voeux!
Le géant grognait d'avance. L'année ne serait pas bonne: il la commencerait comme il finissait celle-ci (seul et frustré), il se contrefoutait de sa santé, quant aux voeux, que pouvait-il faire de ceux-ci? Ils ne lui apporteraient rien. Ce n'étaient que des belles paroles proférées une fois par an, dans l'espoir que le renouveau apporte son lot de surprises. Plus l'alcool sinuait les veines, plus les exclamations se faisaient hystériques, plus elles se multipliaient. A coup sûr, l'un ou l'autre fêtard ne manquerait pas de lui bourrer les côtes en se rattrapant au comptoir et il n'échapperait sûrement pas à l'une ou l'autre tentative d'embrassade éméchée mais qu'importe? Ce ne serait qu'un mauvais moment à passer. Chacun retournerait à son petit monde dès l'effervescence retombée et lui, il retrouverait son appartement.
Ce n'était plus qu'une question de temps, plus qu'une question de minutes, d'heures, de quelques jours. Ensuite, Greyson Wood balancerait le sac qui contenait ses maigres effets personnels à l'arrière de son camion. Il embarquerait plus de trucs que ce qu'il avait à son arrivée à Dupree mais n'était-ce pas logique après presque dix-huit ans à vivre au même endroit? Même lui qui n'était pas très matérialiste, il avait accumulé son lot d'objets (utiles ou non) et il rechignait malgré tout à les laisser dans son sillage. Si ça ne tenait pas dans son véhicule, cependant, il ferait avec. Tant pis. Peu de choses lui manqueraient vraiment. Dupree, il était persuadé de pouvoir la classer dans un recoin de son esprit et de l'oublier, avec le temps. Ce n'était qu'une ville, un point d'attache, un lieu où dormir et travailler. Nas, par contre...
Il refusait de penser à Nas. Chaque fois que le visage de son ancien amant s'insinuait dans son esprit, il le noyait sous une rasade de bière (autant dire qu'il avait déjà éclusé pas mal de verres depuis son arrivée, depuis qu'il avait annoncé au patron qu'il renonçait à son job parce qu'il ne comptait pas rester dans le coin). Il n'avait pas eu l'impression que ça perturbait outre mesure son boss mais en même temps, un abruti à la belle stature, il n'en manquait sûrement pas dans les parages, des muscles pour maintenir l'ordre dans le bar non plus. S'il croisait Nash ce soir, ce dernier ne pourrait pas lui faire la moindre remarque quant à sa consommation d'alcool sur son lieu de travail, puisque ça ne l'était plus. Ce n'était qu'un bar. Un bar où il passerait les dernières heures de 2020 et entamerait l'année suivante. Il aurait pu boire chez lui puisque ce n'était pas la compagnie qu'il guettait au Seahorse; mais étrangement, Greyson n'avait pas voulu être seul seul, ce soir; quitte à l'être au milieu d'une foule de gens ivres.
Une fois de plus, ses yeux clairs grimpèrent vers le cadran. Minuit moins vingt. Que faisait Nas à cet instant précis? La question ne se posait même pas. Il s'apprêtait à trinquer à son bonheur en compagnie de sa charmante épouse. Les lèvres de l'ex-videur du Seahorse se tordirent en un affreux rictus et, pour la centième fois, il porta son verre de bière à ses lèvres, prêt à avaler le souvenir douloureux, mais un maladroit le bouscula en heurtant son coude levé et le liquide ambré déborda et arrosa son autre main qui tenait toujours le médaillon.
- Putain, marmonna-t-il, sans viser personne en particulier, et il reposa le verre incriminé pour frotter les rainures du pendentif, en une vaine tentative de le nettoyer.
Mais à quoi bon, finalement? songea-t-il en cessant son geste. Il ne l'emporterait probablement pas. Il l'abandonnerait sans doute là, sur ce comptoir, l'y laissant comme dernier gage de ce qu'ils avaient été, livré à un sort inconnu que Greyson ne préférait pas connaître.

Si au moins l'alcool l'aidait, atténuait le gouffre qui béait derrière ses côtes, Grey s'en serait remis à ce traître de remède, mais celui-ci n'était qu'une solution temporaire et il regretterait amèrement le lendemain de s'y être abandonné, il le savait. L'oubli ne serait que temporaire, le souvenir anesthésié et peut-être même euthanasié jusqu'à ce qu'il reprenne conscience, une migraine lui vrillant les tempes et le coeur au bord des lèvres - et Nas dans la peau.
Parce qu'il l'avait dans la peau, il avait seulement fallu qu'il lui échappe (que Nas le lâche) pour qu'il le réalise. Et maintenant les dés étaient jetés, son amant était marié à une femme de sa propre Maison et lui, que faisait-il? Il s'imbibait le ventre, les veines, l'esprit, sans se soucier de ce qu'il aurait à éponger quand les effets se dilueraient pour le laisser à la même case qu'auparavant.
D'où la conclusion à laquelle il était arrivée, bien malgré lui: il devait se barrer. Laisser Dupree, trouver un autre refuge où chaque coin de rue, chaque odeur, chaque couleur ne lui rappelait pas l'homme qu'il avait fait fuir.
Une nouvelle rasade. Nas s'était immiscé dans le fil de ses pensées, une fois de plus et Grey l'en chassa d'une goulée de bière qui ne fit qu'accentuer la sensation étrange qui lui enrubannait le cerveau. Il n'était plus tout à fait là tout en étant là et ça lui suffisait amplement.
La bousculade le fit grogner et Grey voulut jeter un regard assassin au maladroit mais celui-ci s'était déjà fondu dans la foule de clients et demeura un anonyme. Qu'importe. Il n'avait pas plus envie de chercher des noises que de faire la conversation et il reprit sa position initiale, glissant un regard machinal sur son voisin, un garçon à la chevelure particulièrement voyante et dont il n'avait pourtant pas noté la présence jusque-là. Mais pour se rendre compte du monde qui l'entourait, il aurait fallu qu'il sorte le nez de son verre, sans doute.
Grey s'apprêtait à reprendre sa contemplation de l'horloge mais l'attitude de son voisin retint son attention, pour une raison qui lui échappa d'abord, avant qu'il devine la tentative de l'autre de dissimuler la feuille sur laquelle il était penché. Agacé, sans qu'il sache pourquoi, le géant déjà bien trop ivre observa d'un œil méfiant les gestes de l'inconnu. Ses yeux clairs évaluèrent la silhouette puis se concentrèrent sur les mains actives avant de chercher à percer le mystère que le jeune homme voulait conserver. Sans même cacher qu'il était à l'affût de ce que l'autre traficotait, Grey posa les avant-bras sur le comptoir et fixa sans vergogne son voisin qui secouait la tête et semblait particulièrement concentré à sa tâche. Il se fichait bien de le mettre mal à l'aise s'il découvrait son regard de glace dardé sur lui et comme le garçon ne se rendait toujours compte de rien et que Grey s'impatientait, celui-ci lâcha sans préambule:
- Si tu t'amuses à me dessiner ou je ne sais quoi, je te conseille d'aller faire ça quelque part où je te verrai pas.
C'était sans doute présomptueux de sa part de penser qu'il était le centre de l'attention de l'inconnu mais l'alcool lui déliait la langue et il lui semblait assez évident que c'était de lui que se cachait son voisin. Pouvait-il l'en blâmer? Ne faisait-il pas que confirmer qu'il valait mieux ne pas le déranger dans sa beuverie effrénée?
- Qu'est-ce que tu fabriques?
D'un côté, il ne voulait même pas le savoir, ni s'en soucier, mais maintenant qu'il avait repéré le manège du jeune homme, il voulait tirer les choses au clair, quitte à faire fuir ce dernier s'il s'avérait qu'il n'était qu'un pauvre type ivre et parano.